Vlad Letaxi

L inconnuevlad / Chroniques urbainesTaxi / 2 comments

Je suis au coin Berri et Maisonneuve, l’un des centres névralgiques de la métropole.

À ma gauche, il y a la gare d’autobus où l’on peut voir plusieurs personnes qui arrivent et d’autres qui partent. La réputation de cette gare repose sur le désastre financier qu’elle représente.

À ma droite, il y a la Grande Bibliothèque, qui elle, représente la réussite indéniable d’un projet d’envergure.

Pour moi, le coin est symbolique; il représente à la fois le meilleur et le pire de ce que peut offrir un centre urbain. De même, les parcours de vie des citadins qui y transitent traversent la gamme du meilleur jusqu’au pire.

Dans cette fourmilière humaine, une jeune femme me fait signe. Style un peu bohème, presque grano avec des cheveux foncés qui s’allongent jusque dans le bas de son dos; j’ai spotté ma prochaine victime.

Elle entre dans le cab avec son sac de guitare à la main et il n’en faut pas plus pour que mon esprit s’emballe.

« C’est un gun que tu as là-dedans? Laisse-moi deviner, ton nom c’est Nikita et tu entres d’une mission durant laquelle la survie de la planète était en jeu. »

Un léger sourire en coin illumine son beau visage.

« Plus sérieusement, tu fais quoi dans la vie? »

« Je suis musicienne. »

Elle me le dit avec une petite gêne qui ne fait qu’ajouter à son charme.

« Le monde de la musique, ça doit pas être toujours facile? »

« Non, mais c’est comme tous les métiers, si tu aimes ça, il y a pas de problème. »

« Hey? Ton accent, il vient d’où? On dirait un mélange de français et d’anglais avec un zeste de joual. »

« Dans mon coin de pays, on parle tous comme ça. »

« J’te demanderais pas où c’est parce que si toutes les filles de ta région sont cutes comme toi, je déménage là-bas! »

Je la vois sourire une deuxième fois; deux pour deux.

« T’es pas vraiment gênée toi hein? »

Je la sens un peu plus à son aise et je reload le tir avec une troisième joke.

«Pis, vous arrivez à vous comprendre avec cet accent-là dans ton coin de pays? »

Je teste sa réaction dans le rétroviseur. Oups, son sourire a disparu. La blague est tombée à plat.

«C’t’une joke! Des fois j’en sors des plates… »

« Huah ah ah! »

Son rire sarcastique en dit long.

« J’avoue, c’était poche, je m’excuse. Mais pour de vrai, je trouve ça très beau ta façon de parler, ton accent je veux dire… »

« Ah ouin, pourquoi? »

« Bien ça représente bien Montréal, le français et l’anglais blendés dans une seule langue; puis le caractère distinctif du joual. »

« Ah ben, pour moi, c’est juste ma façon de parler. »

Le message est clair: laisse faire les jokes sur son accent…

« Vu que tu es une artiste, peux-tu me faire une petite prestation live dans mon taxi? »

«Ben non, j’peux pas. »

«Ben voyons donc! Bon, laisse-moi deviner: tu as des ententes d’exclusivité avec différents producteurs ou autres; t’es ce que j’appelle une veux-dette: une personne qui acquiert des dettes sans le savoir… »

« Ça ressemble à ça, ouais. »

« Vous dites tous ça les artistes. Bon, as-tu un démo ou quelque chose qui peut me prouver que tu chantes vraiment? »

« Oui bien sûr. »

Elle sort un paquet de son sac; elle me tend un CD avec une pochette sur laquelle elle apparait avec sa guitare. Le produit est tout de même bien présenté. J’introduis le disque dans le compartiment stéréo et je pèse sur Play.

Je ne m’attends pas à grand-chose; en fait, je suis certain que ça va être nul à chier… Comment une fille avec un tel accent pourrait bien réussir à embellir une mélodie? Ça ne peut être que le contraire. Je préparais déjà mes jokes plates et je m’apprêtais à les tirer en rafale dans le moment suivant…

Dès la première note du tout premier morceau, je changeais mon fusil d’épaule; j’étais hypnotisé. La beauté des accords et la justesse des paroles n’avaient d’égales que sa voix à la fois cassante et douce, complètement atypique et qui se mariait à merveille avec l’énergie de la balade.

À chaque note, sa voix toute particulière venait couronner les arrangements; il n’y avait aucun artifice, aucun subterfuge, que de la pure perfection.

***

Il y a avait trois chansons sur ton CD. Le mouvement n’a cessé d’être en crescendo, le prochain morceau toujours plus fort que celui qui venait de passer. Tu m’as donné le disque en me disant que ce n’était qu’un démo, et pourtant, pour moi, il s’agissait déjà d’un chef-d’œuvre. Je le jouais et le rejouais sans cesse.

Un soir d’hiver, le taxi où se trouvait le disque a pris en feu; plus de traces de ta jolie voix. Les mélodies restaient imprégnées dans ma mémoire mais mon souvenir ne leur faisait pas justice.

Il n’a fallu que quatre mois pour que je t’entende enfin de nouveau, cette fois à la radio. Je n’étais pas le seul à avoir compris, tout le Québec était sous le charme.

Je suis content de voir qu’aujourd’hui, tu sois devenue une étoile montante de la musique québécoise. Continue ton ascension, car avec un talent exceptionnel comme le tien, les limites n’existent pas, il n’y a que l’infini pour te contenir.

p.s.: Merci pour le gros tip en passant. Je ne parle pas de l’argent que tu m’as donné en plus. Non, je parle de l’énergie positive que tes chansons m’insufflent.

Longue vie à toi Lisa Leblanc.